Étiologie des métamorphoses du vivant. Récits d'Afrique sous le sceau prémonitoire des chauves-souris
Michèle Cros  1, *@  
1 : Université de Lyon
LADEC
* : Auteur correspondant

Animaux, végétaux, minéraux, éléments météorologiques, esprits, génies de la brousse et humains se parlent, s'écoutent, entrent en conflits et tentent de se réconcilier. Ils interagissent dans la forme qu'ils épousent en un laps de temps restreint, forme dont la mort finira le plus souvent par les dépouiller. Bien des humains usent et abusent de non-humains. Des règles de politesse interspécifiques sont transgressées en dépit d'un code implicite d'usages raisonnés. Hier encore, en Afrique, il convenait de frapper à la porte de l'arbre avant de le couper. On demandait aux génies le droit d'abattre tel ou tel animal dit sauvage aux yeux de celui qui s'arrête au visible. L'or ne pouvait s'extraire sans précaution des entrailles de la terre.

L'observation de maints rituels et l'éco-poétique de nombre de mythes n'a d'autre but que de rappeler aux humains étourdis, avides et parfois vils la force éthique des leçons de l'animisme qui soudent l'ensemble du vivant. À mesure que se généralise l'exploitation coloniale et post-coloniale de la nature : frictions, conflits, palabres et scissions se donnent aussi à réentendre dans les arts de la parole. Leurs échos s'amplifient, se mondialisent, se numérisent et ne cessent de nous alerter. Catastrophes climatiques et pandémies jouent une même partition. Ces infortunes majeures relèvent, dans une pléthore de récits et de narrations graphiques mobilisée face à la folie extractiviste d'aujourd'hui, d'une semblable étiologie clinique, politique et mythique. Les métamorphoses d'un vivant en sursis réitèrent l'urgence d'un « bien vivre » ensemble.

Les chauves-souris avec lesquelles nombre de populations africaines partagent leur quotidien sont à cet égard de véritables « sentinelles de l'anthropocène ». Chassées de leurs territoires habituels par des plantations de palmiers à huile ou par le déboisement consécutif à la recherche de l'or, elles se retrouvent particulièrement affectées par le changement climatique. Dans ces nouvelles conditions de vie, écologiquement précaires, elles ne seraient plus en mesure de nous protéger des virus qu'elles avaient l'habitude de contenir et d'inactiver. La narrativité de leurs maux et des métamorphes du vivant, que ces déséquilibres traduisent et illustrent, serviront de fils conducteurs entrecroisés à cette présentation imagée. Dans les Contes initiatiques peuls, Amadou Hampâté Bâ (1993) rapportait ses paroles prémonitoires :

« Suspendue par les pieds, je repose dans les branches.

La lumière du jour m'aveugle et l'obscurité de la nuit m'éclaire. »

Michèle Cros est ethnologue et psychologue. Elle travaille en pays lobi burkinabè et ivoirien depuis plusieurs décennies tout en étant professeure d'anthropologie à l'Université Lumière Lyon 2 et chercheure au LADEC : le Laboratoire d'anthropologie des enjeux contemporains. Elle a écrit plusieurs ouvrages dont Anthropologie du sang en Afrique (1990) et Résister au sida – Récits du Burkina (2005). Elle a édité avec J. Bonhomme : Déjouer la mort en Afrique – Or, orphelins, fantômes, trophées et fétiches (2008), avec J. Bondaz : Afriques au figuré – Images migrantes (2013), avec Y. Bidima et Q. Mégret : Militance – Pour la connaissance des cultures du Sud-ouest du Burkina Faso (2020) et avec F. Keck le dernier numéro de la revue Lectures Anthropologiques sur les épidémies (2022).

Etiology Of The Metamorphoses Of Life. African Narratives Under The Premonitory Seal Of Bats [Simultaneous Translation In English]

Animals, plants, minerals, meteorological elements, spirits, genies of the bush and humans all converse, listen to one another, enter into conflicts and attempt to reconcile. They interact in the form they embody over a brief period, a form that death will most often ultimately strip away. Many humans use and abuse non-humans. Interspecies etiquette rules are violated despite an implicit code of reasoned practices. Until recently in Africa, it was appropriate to knock on the door of the tree before cutting it down. People asked the genies for permission to slaughter certain animals deemed wild by those who limit themselves to the visible. Gold could not be extracted from the bowels of the earth without precautions.

The observation of many rituals and the eco-poetics of numerous myths aim only to remind humans, who can be heedless, greedy, and sometimes vile, of the ethical strength of the lessons of animism that bind all living beings together. As colonial and post-colonial exploitation of nature becomes widespread, frictions, conflicts, discussions and divisions are also re-emerging in the verbal arts. Their echoes are growing, becoming global, becoming digitized and constantly alerting us. Climate disasters and pandemics play the same tune. These major misfortunes are reflected in a plethora of stories and graphic narratives mobilized against the extractivist madness of today, sharing a similar clinical, political and mythical etiology. The metamorphoses of life on the brink reiterate the urgency of “living well” together.

In this regard, the bats with which many African populations share their daily lives are genuine “sentinels of the Anthropocene”. Driven from their usual territories by oil palm plantations or by deforestation resulting from gold prospecting, they are particularly affected by climate change. In these new, ecologically precarious living conditions, they may no longer be able to protect us from the viruses they used to contain and deactivate. The narrativity of their ailments and of the living metamorphs, which these imbalances translate and illustrate, will serve as intertwined guiding threads for this illustrated presentation. In the Initiation Tales of the Fulani, Amadou Hampâté Bâ (1993) reported his prophetic words:

“Hanging by my feet, I rest in the branches.

The light of day blinds me and the darkness of the night illuminates me.”

Michèle Cros is an ethnologist and psychologist. She has been working in the Lobi region of Burkina Faso and Côte d'Ivoire for several decades, while holding the position of Professor of Anthropology at the Université Lumière Lyon 2 and researcher at LADEC (Laboratoire d'anthropologie des enjeux contemporains). Her books include Anthropologie du sang en Afrique (1990) and Résister au sida - Récits du Burkina (2005). She has edited with J. Bonhomme : Déjouer la mort en Afrique - Or, orphelins, fantômes, trophées et fétiches (2008), with J. Bondaz : Afriques au figuré - Images migrantes (2013), with Y. Bidima and Q. Mégret : Militance - Pour la connaissance des cultures du Sud-ouest du Burkina Faso (2020) and with F. Keck the latest issue of the journal Lectures Anthropologiques sur les épidémies (2022).

Références

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